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Huit ménages suisses sur dix font des dons

Jean-Pierre Tabin est professeur et spécialiste en politique sociale. Il parle de la précarisation en Suisse et explique notre comportement en matière de dons.

Propos récoltés par Peter Rothenbühler

Avant Noël, nous recevons un grand nombre de sollicitations pour des dons. On peut se demander pourquoi ces demandes de soutien existent dans un pays riche comme la Suisse, qui dispose d'un État social.
Nous avons certes un État social, mais qui s’est développé au coup par coup. C’est un empilement de dispositifs fédéraux et cantonaux illisible pour le citoyen. En outre, certains risques reconnus dans beaucoup de pays, comme la perte de gain en cas de maladie, ne sont pas couverts.

Le système est si compliqué que certaines personnes qui auraient droit à des aides ne le savent pas?
Exactement. C’est la raison pour laquelle, avec le Pr Cédric Gaspoz, de la Haute école de gestion Arc, et une équipe de la HESSO, nous avons développé un site pour permettre aux personnes d’évaluer les prestations sociales auxquelles elles ont droit en Suisse romande. C’est une fondation, la Gebert Rüf Stiftung, qui a financé le projet. Le site www.jestime.ch est en ligne depuis fin août. Il permet à tous d’estimer anonymement ce à quoi il a droit, ce qui est impossible sur les sites cantonaux.

Les personnes qui ne savent pas à quelles prestations elles ont droit sont-elles nombreuses?
On a des chiffres pour le canton de Berne, qui disent que 25% des personnes qui auraient droit à l’aide sociale ne la demandent pas. Malheureusement, il n’existe pas, à ce jour, de mesure systématique sur les prestations non réclamées au niveau fédéral ou cantonal, mais il est clair qu’il y a un problème.

Est-ce que votre site est consulté?
Un mois après son lancement, on comptait 4500 personnes ayant estimé leur droit à des prestations sociales.

Pourquoi ce genre de site n’existait pas avant?
Nous avons demandé le soutien financier et logistique des cantons romands. Mais les réticences ont été nombreuses. Nous avons même été confrontés à une opposition ouverte de diverses administrations. Nous avons dû nous tourner vers une fondation privée pour financer notre projet.

Si l’on résume, les associations qui font appel aux dons bouchent les trous du filet de la sécurité sociale?
Oui, il existe de nombreux lobbies qui s’activent, par exemple pour récolter des fonds pour lutter contre une maladie rare. Des associations s’engagent également pour venir en aide à des catégories particulièrement mal protégées par l’État.

Par exemple?
Tout le monde a vu ces longues files de gens venant chercher de la nourriture, notamment à la «Caravane de Solidarité», à Genève, durant cette pandémie de Covid.

Qui étaient ces personnes?
Des gens dont la situation ne fait pas l’objet d’une protection sociale, parmi eux des petits indépendants qui sont exclus de l’assurance chômage, parce qu’on estime que, s’ils prennent des risques entrepreneuriaux, ils doivent les assumer. C’est une vision très libérale.

Et les sans-papiers?
Beaucoup de sans-papiers travaillent dans la construction, la restauration, l’économie domestique – à Genève spécialement au service des diplomates étrangers. Pendant la crise, beaucoup ont perdu leur emploi du jour au lendemain, notamment des femmes engagées dans l’économie domestique, employées depuis des années mais qui, sans permis de séjour, n’ont pas droit aux prestations sociales.

Qui les aide?
À Genève un fonds public a été mis sur pied pour aider les personnes qui ont perdu leur emploi, quel que soit leur titre de séjour. Mais il y a également des personnes qui ont un permis de travail et qui risquent de le perdre si elles demandent l’aide sociale. Le Parlement fédéral a durci la loi, introduisant même une interdiction de naturalisation des personnes à l’aide sociale.

«Tout le monde a vu ces longues files de gens venant chercher de la nourriture, par exemple à la Caravane de Solidarité, à Genève, durant cette pandémie de Covid.»

Et où tous ces gens demandent-ils de l’aide?
Il existe quelques associations, ou des fondations créées par des philanthropes, qui redistribuent de petites sommes, juste pour payer le loyer ou encore la prime d’assurance maladie. La Chaîne du Bonheur a récolté des fonds pendant cette pandémie de Covid-19, qui ont permis de soutenir des associations. Le collectif de soutien aux sans-papiers de l’Ouest lausannois, par exemple, a ainsi pu distribuer un maximum de 500 francs par personne. Ce lien désastreux qui est fait entre aide sociale et droit de séjour crée de nouvelles catégories de gens dans le besoin. C’est tout à fait indigne d’un pays comme la Suisse.

Ces nouvelles catégories de gens dans le besoin sont-elles nombreuses?
On ne les voit pas en dehors de la pandémie et il n’existe pas de statistique à leur sujet en Suisse. Mais la recherche montre que ce phénomène est important. À cause d’un manque d’information, ou par peur des conséquences sur le permis de séjour, parfois aussi parce que des prestations sont injustement refusées. Nous avons pu observer que des assurances maladie refusent certaines personnes, ce qui est illégal.

Si je fais un don pour les plus pauvres, où mon argent est-il le mieux investi?
Où puis-je être sûr qu’il ne part pas dans la structure administrative d’une ONG? La plupart des associations et fondations actives auprès des plus pauvres n’ont pas beaucoup de frais de personnel et d’administration. C’est le cas de celles qui viennent en aide aux sans-papiers, aux SDF ou aux travailleuses du sexe. À cause de l’interdiction de la prostitution pendant le semi-confinement, celles-ci se sont retrouvées dans des situations impossibles, sans revenus et sans logement.

Y a-t-il un hiatus dans le système social pour qu’il y ait autant de gens qui ont besoin d’aide? Sommes-nous moins bons que d’autres pays?
Aucun État social ne couvre toutes les situations problématiques. Il y a donc de la place pour les associations et les fondations caritatives, qui attirent l’attention sur les situations qui ne sont pas prises en compte. Mais il y a un problème qui se pose: quand on donne de l’argent à une fondation, on peut le déduire des impôts et ce sera ça de moins pour l’État, et pour sa politique sociale.

Mais les fondations ont l’avantage de pouvoir décider plus vite d’intervenir.
Oui, avec l’État, les décisions sont prises démocratiquement, elles peuvent être contestées, alors que pour une fondation, c’est très différent. Prenons celle de Bill et Melinda Gates, qui mène, sans aucun contrôle démocratique, une politique de santé avec des moyens gigantesques. Sans compter qu’elle finance 10% du budget de l’OMS. Cela pose la question du contrôle, mais en même temps, c’est vrai, l’État ne couvre pas toutes les situations. Le philosophe Michel Foucault parlait d’un «système fini face à une demande infinie».

L’État social a été développé avec peine...
Oui, en Suisse, il a fallu tout un travail de lobbying, en particulier d’associations de personnes âgées, pour qu’on instaure l’AVS au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Elle a été contestée par une partie de la droite via un référendum. Malgré leur mobilisation, les associations actives dans le domaine du handicap ont dû attendre 1960 pour obtenir l’assurance invalidité.

Les Suisses sont connus pour être de grands donateurs.
Les pays d’Europe qui comptent la plus grande proportion de donateurs sont les Pays-Bas, la Suisse, la Pologne et la Suède. Mais cette proportion est très inférieure à celle qu’on observe aux États-Unis. Il y a des traditions. En France, la liberté d’association était très restreinte au XIXe siècle, et c’est l’État qui a pris en charge la question sociale. En Suisse, il existe une tradition de corporations, d’associations et de fondations à but social. Certaines ont été incluses dans la politique de l’État, partant de l’idée très pragmatique qu’on fait avec ce qui existe déjà. Des organisations privées comme Caritas ou le Centre social protestant sont ainsi partiellement subventionnées par l’État et partiellement financées par des dons.

Qui sont les gens qui donnent. Plutôt les riches ou la classe moyenne?
Huit ménages sur dix consacrent une partie de leur budget aux dons. Il s’agit parfois de toutes petites sommes, dix francs, vingt francs.

Est-ce que j’ai le droit de savoir à quoi servira mon don et puis-je espérer des remerciements?
Quand on donne de l’argent dans le but qu’il profite directement aux personnes dans le besoin, on ne peut pas attendre que toute une administration soit mise en place pour vous remercier! Mais lorsque les sommes sont importantes, il arrive que cela se fasse.

Est-ce que je reçois quelque chose en retour de mon don?
Les anthropologues, depuis Marcel Mauss, ont beaucoup discuté du don et ils ont relevé l’importance du contre-don. Si je vous offre un cadeau, en fait, je vous oblige à me rendre la pareille. Mais ce qui différencie le don d’un échange marchand, c’est notamment que l’échange est différé dans le temps.

Cette idée du contre-don existe quand je donne aux associations?
Certaines personnes vont se dire que si cela leur arrivait de se retrouver dans cette situation, elles se sentiraient plus légitimes de demander de l’aide. D’autres donnent pour avoir bonne conscience ou pour se convaincre qu’elles sont quelqu’un de bien. D’autres sont juste en accord avec leurs convictions.

On achète son salut?
Le faisceau de raisons pour lesquelles les gens donnent est très large. La motivation peut être religieuse, altruiste, militante. Certains donnent, par exemple, à SOS Méditerranée parce qu’ils estiment son action juste.

«Les pays d’Europe qui comptent la plus grande proportion de donateurs sont les Pays-Bas,
la Suisse, la Pologne et la Suède.»

Le label Zewo est-il une garantie que l’organisation qui l’arbore est sérieuse?
Et est-ce que j’ai droit à une information sur ce qui se fait avec mon argent? Le label ZEWO indique que l’association est reconnue d’utilité publique. Toutes les associations publient des rapports d’activité. Leurs membres peuvent contrôler si le type d’aide qu’elles fournissent correspond à leurs valeurs.

Prenons les dons pour l’étranger. On a vu que lors du tsunami en Indonésie, les Suisses ont beaucoup donné et qu’il avait été difficile de distribuer l’argent.
Le volume des dons d’argent dépend beaucoup de sa visibilité politique et médiatique. Regardez l’Afghanistan, après le départ de l’armée étas-unienne, les médias ont montré des gens qui s’enfuyaient, mais que des hommes, ou presque. Une ONG qui voudrait récolter de l’argent pour les soutenir souffrirait de ce déficit d’image.

Si je donne à la Chaîne du Bonheur, j’ai la garantie que l’argent est utilisé de manière efficace?
Je connais bien la Chaîne du Bonheur, elle informe sur son site sur l’usage de l’argent reçu. Mais on est dans l’action d’urgence, et quand il faut agir très vite, il peut y avoir des erreurs qui se produisent. C’est pourquoi il est important qu’il y ait une évaluation postérieure des projets pour réfléchir à ce qui a été fait et à la manière de diminuer le risque de faire faux.

Dans les pays dirigés par des régimes corrompus, une partie des dons finira dans les poches des dirigeants, non?
Il ne faut pas se faire d’illusion, mais quand vous payez vos impôts, l’argent va aussi servir à des tas de choses avec lesquelles vous n’êtes pas forcément d’accord… Si vous voulez soutenir une cause, il faut vous informer sur l’organisation que vous voulez aider.

La Suisse a des Pharmas et des Universités de premier ordre, pourquoi faut-il encore récolter des dons pour la recherche sur le cancer?
Je ne suis pas un spécialiste de ce domaine. Mais si vous voulez faire de la recherche, vous devez trouver des moyens. La Pharma a des priorités économiques, elle ne va pas financer des recherches qui ne lui ouvrent pas des marchés suffisants. Quant aux instances publiques de financement de la recherche, elles sont limitées dans leurs moyens et doivent faire des choix. Ce qui n’encourage pas le financement de nouvelles thérapies contre le cancer ou les maladies rares.

Quelle organisation les jeunes qui militent pour le climat devraient-ils soutenir financièrement?
Il y a une liste presque infinie de fondations et d’associations en Suisse, qui récoltent de l’argent pour des causes. La lutte contre le dérèglement climatique ne fait pas exception.

Vous enseignez à Haute école de travail social et de la santé de Lausanne, vos étudiants connaissent-ils la précarité?
La pandémie de Covid-19 a touché beaucoup d’étudiants dans le sens qu’ils ont souvent des emplois à côté de leurs études, dans les restaurants, par exemple. Le semi-confinement leur a fait perdre ces sources de revenu et certains se sont retrouvés dans des situations très problématiques. La HES-SO a mobilisé des fonds pour les aider. Certains font maintenant des livraisons à domicile, mais ce qu’on appelle l’«ubérisation» augmente la précarité et renforce la concurrence entre précaires.

Vos étudiants aspirent-ils plutôt à travailler dans des institutions étatiques ou pour des associations privées?
La plupart des associations d’entraide qui engagent des professionnels sont financées majoritairement par l’État, donc cette différenciation n’a pas beaucoup d’importance. Ils choisiront en fonction de leurs intérêts et de leurs compétences.

Jean-Pierre Tabin est professeur à la Haute école de travail social et de la santé HETSL Lausanne (HES-SO) où il a dirigé durant plus d’une dizaine d’années le Laboratoire de recherche santé social. Il a publié plusieurs travaux sur la précarité, la mendicité, les sans-abri, le handicap et d’autres sujets concernant la lutte contre la précarité.

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